Biographies inspirantes : Anne Lister, la première à gravir le Vignemale
Parler de la première ascension officielle de la Pique Longue (7 août 1838), Comachibosa en aragonais, c'est parler de Lady Lister, du prince de la Moskowa et du rôle joué par les guides dans cette première ascension controversée, notamment Henri Cazaux et Jean-Pierre Charles.
Le différend sur l'ascension du Vignemale est tel qu'il doit être réglé par l'intervention d'un avocat de Lourdes (Me Latapie), au moyen d'un document que les guides de Cazaux, Charles et Pierre, signent dans une auberge de Gèdre en présence de plusieurs témoins.
L'histoire de ces événements, qui se sont déroulés entre le 5 et le 18 août 1838, est l'un des épisodes historiques les plus célèbres du pyrénéisme, que nous avons pu connaître grâce au journal d'Anne Lister.
La traduction espagnole du document original sur l'ascension du Vignemale se trouve dans le livre "Cumbres Pirenaicas" de Claude Dendaletxe, publié par Sua Edizioak en 2002. Plus récemment (2009), ses journaux intimes ont également été publiés : "Gentleman Jack. The diaries of Anne Lister" et même une série sur sa vie : "Gentleman Jack", disponible sur HBO.
C'est une histoire qui a été longtemps occultée. Peut-être parce qu'elle était une femme, peut-être parce qu'elle était étrangère, ou peut-être parce que le Prince de la Moskowa s'occupait de la médiatisation de l'ascension du Vignemale. Quoi qu'il en soit, l'histoire d'Anne a été oubliée jusqu'en 1967-1969, lorsque le chercheur Luc Maury a découvert les manuscrits d'Anne Lister et a décidé de les étudier.
Précision importante :
Dans les lignes qui suivent, nous retraçons l'histoire de ce qui est considéré comme la première ascension du Vignemale, alors qu'il est plus que probable que les véritables premiers grimpeurs n'étaient ni Miss Anne Lister, ni le Prince de la Moskowa. Qui étaient les premiers ? Des guides, des chasseurs, des bergers... La réponse, à la fin de cette histoire.
Anne Lister
Notre protagoniste, Miss Anne Lister (1791-1840), est une femme née à Shibden Hall (Yorkshire, Angleterre) qui vit avec son oncle et sa tante, dont elle hérite d'une grande fortune en 1826. Contrairement à ce qui aurait été normal à l'époque, Anne, une femme riche, ne se contente pas de maintenir une vie aisée, en fait, elle ne supporte pas l'hypocrisie du genre d'événements sociaux auxquels elle est obligée d'assister ; et elle devient une femme d'affaires habituée à prendre des décisions. Une femme d'affaires habituée à prendre des décisions. Une femme de moyens, pleine d'agitation, désireuse de voyager et de poursuivre ses rêves.
Elle effectue de nombreux voyages en Europe et, en 1827, elle organise une expédition pour gravir le Mont Blanc. Si elle avait réussi, elle aurait pu devenir la première femme à atteindre le sommet, mais l'hiver était déjà là et elle dut renoncer. Cependant, trois ans plus tard, en 1830, elle réalise la première ascension féminine connue du Mont Perdu et, en 1838, la première ascension absolue du Vignemale.
D'autre part, nous ne pouvons pas ignorer le fait qu'Anne était une femme lesbienne, considérée par beaucoup comme "la première lesbienne moderne", et qu'elle a souffert de harcèlement en conséquence. Parmi ses journaux intimes, une partie très importante est consacrée à ses amours. Une partie qu'elle a écrite en combinant l'algèbre et le grec ancien. Ann Walker, la femme qui accompagna Anne Lister dans ce voyage au Vignemale, fut son grand amour, à qui il légua sa fortune. Malheureusement, la famille Lister prit tout l'héritage d'Ann Walker et elle finit par mourir des années plus tard dans un asile, considérée comme folle.
L'ascension du Vignemale par Lady Lister (7 août 1838).
Le 5 août s'est levé sous les nuages dans la cabane de Saoussat-Debat, dans la vallée d'Ossoue, à 2 heures de cheval de Gavarnie. Ann Walker ne semble pas se sentir bien et à la mi-journée, le temps ne s'améliore toujours pas. Anne Lister décide de retourner avec Ann Walker à Gèdre et de donner ses instructions au guide local (Cazaux) pour qu'il vienne au refuge dès que le temps s'améliorera. Cazaux est la personne qui connaît le mieux le terrain et qui détient la clé de l'ascension du Vignemale.
Le lendemain (6 août), le temps est à nouveau nuageux, mais une nouvelle vient tout changer. Charles, le guide le plus expérimenté qui accompagnera Anne au Vignemale, lui annonce que le prince de la Moskowa a engagé Cazaux pour partir au sommet du Vignemale le jeudi 9. Miss Lister a toujours dit qu'elle ne faisait pas cela pour la gloire, mais pour le plaisir, mais la nouvelle que le prince partait avant elle semble la troubler. Elle prend donc la décision rapide de retourner le jour même à la cabane avec ses guides Charles et Pierre, où elle rencontrera Cazaux et le beau-frère de Charles, qui ramènera les chevaux le lendemain. Ce soir-là, ils passeront la nuit tous les cinq à la cabane, en compagnie de cinq autres bergers.
Le 7, à deux heures du matin, sans avoir dormi, ils se sont levés pour continuer à cheval pendant encore deux heures en direction du Vignemale. Les difficultés commencent vers 7 heures du matin et durant les heures qui suivent, ils doivent chausser et déchausser les crampons à plusieurs reprises. Le temps avait été clair tout au long de la montée, mais lorsqu'ils ont atteint le sommet vers midi moins vingt, les nuages les ont encerclés. Ils ont atteint le sommet vers une heure, toujours par un temps ensoleillé, et pour mémoriser leur ascension, ils ont construit une colonne de pierre à l'intérieur de laquelle ils ont laissé une bouteille avec leurs noms (Anne Lister, Jean-Pierre Charles, Jean-Pierre Sanjou et Henri Cazoux).
La descente est épuisante et ce n'est qu'à 20 heures qu'ils atteignent à nouveau le refuge Soussat-Debat.
Dans les jours qui suivent, Anne poursuit son périple à travers l'Espagne, qui la conduit à Bujaruelo, Torla et Jaca, avant de revenir à Saint-Sauveur le 14 août. Pendant ce temps, le prince de la Moskowa réussit à atteindre le sommet du Vignemale avec son frère Cazaux et quatre autres guides. Le 11 août, quatre jours plus tard qu'Anne.
Anne se promenait à Saint-Sauveur le 14 août lorsque Charles lui raconta que Cazaux avait fait croire au prince que ni elle ni lui n'avaient atteint le sommet, alors que les autres guides l'avaient atteint. Son intention était sans doute de demander au prince de la Moskowa le prix d'une première ascension (il faut savoir qu'à l'époque, les ascensions des guides, bergers et autres ne comptaient pas).
La suite de l'histoire est un peu décousue. Le prince a été trompé et ne veut pas l'admettre. Il finit par accepter les faits et tout se règle en faveur de Lady Lister par un document signé à l'auberge de Gèdre dans lequel le guide Cazaux se rétracte. La traduction de ce certificat est tirée du livre "Les sommets pyrénéens" de Claude Dendaleche publié chez Sua en 2002. Elle se lit comme suit :
Le soussigné, Henri Cazaux, domicilié à Gèdre, déclare en toute honnêteté que le 7 août, j'ai servi de guide à Mme Ann Lister de Shibden Hall pour l'ascension qu'elle a faite ce jour-là. J'étais accompagné de deux autres guides que j'avais engagés à Luz, Jean-Pierre Charles et Jean-Pierre Sanjou.
Je certifie que nous avons atteint tous ensemble le point culminant du Vignemale et que, à ma connaissance, personne n'est jamais monté aussi haut. Comme preuve de l'ascension, une sorte de colonne de pierre a été érigée au centre de laquelle nous avons placé une bouteille contenant un morceau de papier sur lequel Mme Lister a écrit son nom et celui de ses guides le 7 août. Cette preuve matérielle subsistera longtemps si aucun voyageur aussi intrépide que Mme Lister ne détruit ce petit monument.
En foi de quoi, je délivre le présent certificat à Gèdre, le 17 août 1838.
Signé en présence de : Cazaux Henri, Alambon, Jean Pierre Charles et Jean Pierre Sanjou, les soussignés certifient l'authenticité des faits relatés dans la déclaration ci-dessus.
Donné à Luz, le 17 août 1838.
Charles...
A ce moment-là, Lister paie Cazaux et ajoute 5 francs pour s'assurer que personne ne détruise la bouteille et que personne ne construise une colonne plus haute.
Histoires parallèles :
Dans le livre "La conquête des Pyrénées" de Marcos Feliú, également publié par Sua, nous trouvons de nouveaux faits sur la même histoire. Apparemment, un an plus tôt, des baigneurs de Saint-Sauveur avaient chargé Cazaux de trouver une voie pour escalader le Vignemale, en lui promettant une forte récompense.
De ce voyage, Cazaux a écrit ce récit, que nous extrayons du livre de Feliú, aujourd'hui traduit en espagnol :
"Un voyageur m'avait chargé de trouver un chemin vers le sommet de la montagne et m'avait promis une bonne récompense si je l'atteignais. Pendant plus de huit jours, j'ai parcouru avec mon beau-frère Bernard Guillembert les neiges, les rochers et les glaciers sans pouvoir approcher ce sommet maudit. Mais le 8 octobre, une heure après midi, nous étions sur le grand glacier qui domine la vallée d'Ossoue. Le sol nous a soudain lâchés et nous sommes tombés tous les deux dans une profonde crevasse, le corps meurtri et privé de sens pendant un certain temps. Nous nous sommes relevés et, en rampant, nous avons suivi le fond de la crevasse. Après avoir erré longtemps dans le labyrinthe de ses cavités, nous avons trouvé une sorte de cheminée, par laquelle nous sommes montés progressivement, à l'aide de nos crampons. Enfin, nous avons eu la chance de retourner sur le glacier et nous nous sommes retrouvés au coucher du soleil sur une plaine de neige flanquée de quatre pics de même hauteur. Au bout d'une heure, nous avons atteint le plus haut sommet du Vignemale. Nous avons été obligés de dormir sur la montagne et le lendemain, nous avons eu la chance de trouver une route facile du côté de Cerbillona en Espagne. Nous n'avons pas pu conduire notre étranger qui avait déjà quitté Saint-Sauveur".
De ce qui précède, et compte tenu de la facilité avec laquelle Cazaux emmenait ses clients au sommet de la montagne, il semble démontré qu'il aurait atteint le sommet du Vignemale avec son beau-frère Bernard Guillembert un an plus tôt.
Les rebondissements ne s'arrêtent pas là et plus tard, Luc Maury, le même chercheur qui a découvert les écrits d'Anne Lister, a fait une autre découverte intéressante en étudiant les cartes de stations géodésiques de Junker. Il semble que Louis-Philippe Reinhard Junker, géographe officiel chargé des travaux topographiques de délimitation de la frontière avec l'Espagne dans les années qui suivirent 1785, ainsi que Vicente de Heredia du côté espagnol, aient effectué une série complète d'observations à partir de quelques-uns des plus hauts sommets des Pyrénées. Selon ces observations, le 2 août 1792 (46 ans avant Anne Lister), des bergers inconnus auraient atteint le sommet du Vignemale et y auraient érigé une tourelle.
L'histoire ne s'arrête pas là, et du côté espagnol, quelque chose de très similaire a pu se produire avec le Monte Perdido en 1791. Il est fort probable que cette année-là, Vicente de Heredia lui-même ait visité le sommet, neuf ans avant Ramond de Carbonnières. De quoi remuer l'histoire du pyrénéisme, mais c'est un autre sujet.